L’histoire de Tuiga, vaisseau amiral du Yacht Club de Monaco
Choyé par tous au sein du Yacht Club de Monaco dont il est le vaisseau amiral depuis 1995, Tuiga, né au début du 20ème siècle, demeure l’un des plus beaux joyaux que l’on puisse admirer dans les rassemblements de yachts classiques. Il forme aujourd’hui nombre de jeunes à la dure école de la voile, sans winchs…
La jauge métrique, cette savante équation qui permet aux voiliers de se mesurer à armes égales tout en laissant aux architectes une certaine liberté d’interprétation, a été créée en 1906. Les bateaux les plus connus dans cette Jauge Internationale sont bien sûr le 6mJI, bateau olympique dès 1908 et le 12mJI, support de la Coupe de l’America de 1958 à 1987. Le 15mJI, lui, n’a pas connu une longue vie de courses (1907 à 1917), mais elle fut intense. Tuiga appartient à cette famille qui n’a compté que vingt unités. Mais quelle lignée !
Découvrez le carnet de bord de Tuiga.
À retrouver dans la boutique du Yacht Club de Monaco
1909
La classe des 15mJI prend véritablement son essor en 1909 avec la construction de six unités dont Hispania commandé par la roi Alphonse XIII, dessiné par le célèbre William Fife et construit en Espagne, au chantier Karpard de Pasajes. Aussitôt un proche du roi, le Duc de Medinaceli, commande un voilier quasiment identique. Il sera construit à Fairlie, en Ecosse, dans le chantier Fife. Quelques mois seulement seront nécessaires pour achever la superbe coque dite « en composite », bordé acajou riveté bronze sur une ossature en acier. Ainsi naît au printemps 1909 le merveilleux et célèbre Tuiga. Merveilleux parce que ce jouet de l’aristocratie et des grandes fortunes n’est autre qu’un pur-sang taillé pour la course, rien que pour la course. Célèbre, car aussitôt lancé, il dévale l’Atlantique pour affronter à San Sebastian Hispania, son quasi sistership. Il finit second, quelques mètres derrière son noble concurrent. Un mois plus tard, aux régates de Cowes, les 15mJI font la loi. Hispania s’adjuge trois victoires et Tuiga finit trois fois second. Comme pour confirmer la rumeur selon laquelle le Duc de Medinaceli laisse gagner le roi par déférence, Tuiga finit encore second à une encablure d’Hispania l’été suivant dans la course San-Sebastian-Biarritz. Et comme pour parfaire sa célèbre réputation d’éternel second, il récidive au festival international de Ryde remporté par… Hispania. En 1912, le chantier Nicholsons lance Istria, un 15mJI révolutionnaire. Le mât d’une seule pièce préfigure le gréement Marconi tandis que la coque bordée en lattes de pin croisées est plus légère, ce qui permet de porter plus de lest et plus de toile. Surpris en plein essor par une telle avancée technologique, les deux joyaux signés William Fife se voient refoulés au fond des classements. A Cowes, Hispania finit quatrième et Tuiga dernier ! En 1913, les deux vétérans se contenteront d’une modeste apparition sur le circuit international, aux régates du Havre. L’année suivante, tandis que le monde s’embrase, la fièvre régatière redouble chez les aristocrates de la voile. Restés neutres, les pays scandinaves organisent des courses durant l’été 1915. Pas moins de douze 15mJI acquis en Grande-Bretagne s’y affrontent.
1916
En 1916, Tuiga et Hispania, décidément inséparables, rejoignent la flotte nordique. Le premier est vendu à un yachtman suédois qui le rebaptise Betty IV tandis que le second fait le bonheur d’un régatier norvégien. 1917 : tandis que les Russes font leur révolution et que Français, Anglais, Américains et Prussiens s’étripent sans retenue, la Scandinavie s’éprend des merveilleux voiliers de la Jauge Internationale. Cette année-là, l’architecte naval norvégien Johan August Anker, le futur père du Dragon, dessine Neptune, le vingtième et dernier des 15mJI construits selon la jauge métrique de 1906. Pour autant, la folie des régates à bord de ces pur-sang de plus de vingt mètres prend fin. Chacun connaîtra dès lors une retraite plus ou moins heureuse. En 1923, Tuiga est acheté par le vice-commodore du Royal Thames Yacht Club et rejoint sa mère patrie sous le nom de Dorina. Dix ans plus tard, le voilier est acquis par J. Colin Newman qui le nomme Kismet III et le pare d’un gréement Marconi qui le propulse à la première place en temps réel au Fastnet 1935. Preuve, si besoin est, qu’une carène aussi parfaite peut encore faire merveille dans l’une des plus célèbres courses d’Europe vingt-six ans après son lancement. Somme toute, alors que nombre des 15mJI ont connu l’abandon et la misère des vasières, Tuiga lui, s’en est plutôt bien sorti. En 1936, il tombe sur une famille d’accueil prévenante, la famille Douglas qui le bichonnera durant trente-quatre ans sous le doux nom de Nevada et, temps modernes obligent, lui offrira son premier moteur. En 1970, il devient la propriété de Jan Rose, de Glasgow et gagne la Méditerranée pour servir au charter. Commodité oblige, il reçoit à cet effet le mât en aluminium du 12mJI Sceptre.
1989
Par chance, épuisé par dix années de charter et une tentative de restauration par deux Français qui voulaient faire le tour du monde, Tuiga, qui a retrouvé entre-temps son nom d’origine, va surfer à la fin des années quatre-vingt la vague naissante du yachting classique. Il devra son salut à la rencontre de trois hommes d’exception : Albert Obrist, collectionneur de yachts anciens, qui achète Tuiga en 1989 alors qu’il possède déjà le magnifique plan Fife Altaïr, William Collier, historien de marine à l’érudition confondante et Duncan Walter, charpentier de marine passionné et directeur du tout nouveau chantier anglais Fairlie Restorations fondé par Albert Obrist pour accueillir Tuiga. La restauration du 15mJI a duré quatre ans. Il a fallu d’abord négocier plus d’une année avec Archie Mc Millan, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans et dernier propriétaire du chantier écossais, pour acquérir la quasi-totalité des plans Fife entreposés dans une cabane de jardin. Il a fallu ensuite, en procédant par étapes à l’intérieur de la coque, refaire toute la structure et le bordage, simplement parce que la corrosion entre les bordés d’acajou, les membrures en acier et les rivets en bronze était telle qu’aucune solution intermédiaire ne pouvait être envisagée. Riche de tous les plans d’origine, le chantier a pu, conformément à la volonté des trois hommes, rendre à Tuiga sa splendeur d’antan, sans compromis. Aussitôt remis à neuf, le bateau dévale à nouveau l’Atlantique, une route qu’il connaît bien, et rejoint Saint-Tropez pour affirmer sans attendre sa supériorité en battant Moonbeam III dans la Nioulargue de 1993.
2009
Aussitôt, Bernard d’Alessandri, Secrétaire Général du Yacht Club de Monaco et vice-président du Comité international de Méditerranée a vu en Tuiga le voilier qui comblerait son vœu du moment. « Il fallait un coup de fouet et trouver un porte-drapeau qui traduise la dynamique sportive de notre club », explique-t-il. Fort de son poste au plus haut niveau des instances du yachting classique, il convainc S.A.S. le Prince Albert II qu’une visite du bateau mérite le détour. Aux premières heures d’un beau dimanche d’automne, tous deux se rendent à Cannes. La passion d’Eric Tabarly pour ce plan Fife a-t-elle pesée dans la balance ? Toujours est-il que, via la création d’un Comité Tuiga, le bateau acheté à Albert Obrist intègre rapidement le plus accueillant des Yacht Clubs dont les quelques 950 membres se voient gratifiés de sorties ou de régates à son bord. De plus, le 15mJI reçoit régulièrement des jeunes stagiaires désireux de faire carrière dans les métiers de la plaisance classique. Outre les cinq cents heures de formation (charpenterie de marine, matelotage, carénage, voilerie, mécanique etc.) les stagiaires font leurs premières armes à bord en participant aux régates du challenge Prada. Une occasion unique de découvrir l’art de maîtriser 411 m2 de voilure sans l’aide du moindre winch. La violence peut s’inviter à bord quand le vent se fâche. Lors d’une sortie sous le commandement d’Éric Tabarly qui ne manquait jamais une occasion de barrer ce qu’il considérait comme le plus beau Fife, à égalité avec son Pen Duick, les 30 nœuds de vent ont fouetté Tuiga toutes voiles dehors. Contre l’avis de certains, dont quelques équipiers de marque comme Bernard d’Alessandri et le Prince Albert II en personne, Tabarly ne voulait pas réduire la toile. On le sait, ralentir un voilier ne figurait pas dans son répertoire.
Depuis quelques années, il retrouve régulièrement dans les régates du circuit trois autres 15mJI tout aussi soigneusement restaurés (Hispania, The Lady Ann, Mariska)
Texte : @YachtClass / Emmanuel De Toma